"Oh, non ! La levure chimique, il fallait en mettre plus de dix
grammes !" La tête plongée dans ses fiches de révision, ce jeune homme
au visage enfantin a l'air dépité. Il est persuadé qu'il a raté son
examen de BTS cuisine. Il n'a pas 20 ans mais il porte haut son
impeccable costume sombre. C'est la tenue obligatoire pour les garçons ;
le tailleur - jupe ou pantalon - est de rigueur pour les filles. Et
même si ce n'est pas toujours au goût de ces jeunes qui sortent du
collège, ils n'ont pas le choix s'ils veulent étudier là. Si cela ne
leur plaît pas, d'autres seront ravis de prendre leur place. Car de plus
en plus de jeunes aiment la cuisine et veulent en faire leur métier. Un
engouement récent et durable dû à l'emballement pour la gastronomie, à
l'image du succès des nouveaux magazines culinaires et autres
applications pour smartphones ? Ou un phénomène de mode lié au succès
des émissions de télé-réalité telles Top Chef ou Masterchef ?
Impact de la
Le lycée hôtelier Guillaume Tirel à Paris est l'un des trois lycées
publics de la spécialité dans la capitale. Depuis la réforme du bac pro,
qui propose une formation en trois ans comme le bac général, les
collèges et les parents ont moins de mal à laisser filer leurs jeunes
dans les filières spécialisées. Le "passe ton bac d'abord" perdure mais
s'étend désormais à toutes les sections. "Avec la réforme, on peut même
accéder à la fac ! La filière technologique n'est plus une voie de
garage", s'enthousiasme Nicole Grimberg, proviseure du lycée Tirel. Du
coup, les adolescents sont de plus en plus nombreux à choisir
l'hôtellerie après le collège. En seconde technologique, quelque 200
dossiers sont envoyés ici pour seulement 24 places. Pour la voie
professionnelle, plus de 250 demandes d'inscriptions sont envoyées pour
24 places en bac pro et 24 en CAP. Autant dire que la sélection est dure
à l'entrée.
D'autant que ces études nécessitent des infrastructures onéreuses, et
sont donc particulièrement limitées en place. À Guillaume Tirel, deux
étages sont réservés au "plateau technique" : outre les "chambres
d'applications" 2, 3 ou 4 étoiles et la fausse réception pour les jeux
de rôle des élèves en hôtellerie, l'option restauration-cuisine
nécessite des salles d'analyse sensorielle (pour les dégustations de
vins et alcools forts), mais aussi d'une véritable cuisine de restaurant
équipée et de salles de restaurant. Alors pour faire leur choix, les
responsables de l'établissement misent sur les dossiers bien sûr, mais
aussi sur la motivation. Et si l'hôtellerie et la restauration ont
toujours connu une forte demande de la part des jeunes, les émissions de
télé Top Chef et Masterchef ont également eu un impact
sur les jeunes. "Ces programmes ont contribué à revaloriser la cuisine,
par rapport à celui en salle. Mais ceux qui pensent cheveux longs et poubelle à côté du plan de travail se rendent rapidement compte de la réalité du travail", confie Nicole Grimberg.
Vie de palace
Les élèves, quant à eux, confessent que la télévision n'y est pas
pour rien dans leur orientation. Pas la télé-réalité, qui "idéalise le
métier" et où "on ne voit pas qu'il ne faut pas compter ses heures",
explique Fiona, 19 ans. Antoine, élève lui aussi à Guillaume Tirel,
avoue avoir été séduit par les documentaires à la télévision sur les
grands chefs, "comme dans Envoyé spécial ou Capital". La
plupart de ces étudiants n'ont jamais mangé chez un grand chef. Et
rêvent justement de goûter à cette vie de palace, à laquelle ils ne
pensaient jamais pouvoir prendre part : "On ne vient pas de familles
avec qui on aurait pu aller au Georges V ou au Marriott", explique
Annaëlle, vêtue dans les règles du code vestimentaire du lycée. La jeune
femme ne compte pas s'arrêter à son bac pro, qu'elle décrochera si tout
va bien le mois prochain, et poursuivra sa formation avec un BTS car
elle "préfère devenir manager".
En cause dans la reconversion de ces jeunes qui se sont lancés dans
la cuisine : la pénibilité du travail, souvent sous-estimée. Et la vie
de palace, qui apparaît sous un jour moins reluisant, une fois les mains
dans le cambouis. "On s'ennuie quand même un peu, dans les palaces !"
s'exclament-ils tous d'une même voix. "Moi, j'ai fait un stage chez
Ledoyen, on ne m'a fait faire que du soja", se désole Annaëlle. Et ses
copains d'expliquer que les grands restaurants ont peur de la perte de
produits chers, et de justifier ainsi leur amour des brasseries.
"Tu pourras aller là où il était, Strauss-Kahn !"
Autre atout séduction de cette filière : l'absence de chômage. Un
élément qui pourrait passer pour un détail à 15 ans, mais qui a de
l'importance pour convaincre les parents réticents au premier abord. Le
secteur recrute du personnel qualifié, et pour peu qu'ils soient assidus
à leurs cours, les élèves sont assurés de trouver du travail à la
sortie. Les professeurs, qui sont tous des anciens de la profession,
reconnaissent que les restaurateurs s'adressent directement à eux pour
mettre la main sur ces jeunes bien formés avant même la fin de leurs
études, lors de stages ou de recherches d'extras.
La profession ne connaît pas la crise. Et permet à ses jeunes de
travailler partout dans le monde. Pour eux, qui ont soif de voyage, la
cuisine est une aubaine. En stage de l'Allemagne à Bora Bora, les
apprentis cuistots découvrent ces palaces vus à la télé. Et ne semblent
finalement pas trop déçus par le manque de responsabilités que l'on
pourrait leur y confier. Sur ce sujet, Annaëlle ne manque d'ailleurs pas
de charrier son camarade Antoine, qui revient d'une expérience à
Londres : "Toi, si tu continues, tu pourras aller en stage là où il
était, Strauss-Kahn !" Quand la télévision vend du rêve.
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